Le Parlement se met d'accord sur l'eSport

Depuis la fin 2015, le gouvernement travaille sur la Loi Numérique, un vaste projet national. Dans cette loi se trouve un article spécifique concernant l'eSport. Un petit article pour une grande avancée !
Si vous n'êtes là que pour connaître le contenu exact du texte de loi adopté, vous pouvez sauter directement à « Alors il dit quoi, l'article 42 ? ». Ce qui précède ce titre est un rappel du chemin parcouru par la loi, pour ceux qui sont curieux de savoir comment notre système parlementaire fonctionne. Sinon, il y a aussi un tl;dr ( «too long;didn't read » ou résumé succinct pour les intimes) à la fin.
Récapitulons les étapes de la discussion
En janvier, l'Assemblée Nationale débat sur un texte appelé « Pour une République Numérique ». Un vaste projet porté par la jeune secrétaire d'État chargée du numérique Axelle Lemaire, dont certains articles sont directement issus d'une consultation publique sur Internet. Une grande première dans l'histoire de l'État français, qu'il promet d'ailleurs de renouveler.
Éclate alors au grand jour la réalité : nos députés ne connaissent pas grand chose à Internet. On voit fleurir des amendements qui n'ont aucun sens, comme celui-ci qui interdit l'utilisation de liens hypertextes (NOT Le Gorafi). C'est encore plus frappant quand ils commencent la discussion sur l'eSport : les députés confondent eSport et jeux d'argent. Sous l'impulsion d'Axelle Lemaire, Manuel Valls envoie donc une lettre de mission à deux Parlementaires, Jérôme Durain (sénateur) et Rudy Salles (député), afin qu'ils rédigent un rapport sur l'eSport, avec deux objectifs : réguler et développer.
Ils remettent donc leur rapport en mars, les plus courageux peuvent lire les 74 pages ici. O'Gaming a eu l'honneur d'accueillir dans ses locaux ces deux parlementaires, qui ont pu expliquer la plupart des points que contient leur rapport. Retrouvez la VOD de l'émission ici :
Forts de ce rapport, les sénateurs se réunissent en mai et discutent du texte à leur tour. Le débat n'a clairement plus le même ton, les sénateurs ont désormais un document sur lequel se reposer pour bien comprendre les problématiques de l'eSport, et le sénateur Jérôme Durain pour prendre la parole à chaque fois qu'un éclaircissement est nécessaire.
Étant donné que les sénateurs apportent des modifications par rapport à la version adoptée par l'Assemblée Nationale, le texte ne peut pas être promulgué immédiatement. Le gouvernement ayant engagé une « procédure accélérée », chaque chambre, contrairement à d'habitude, n'a droit qu'à une seule lecture, pas deux. Puisque les deux chambres ne sont pas d'accord sur une version du texte à adopter, celui-ci est renvoyé en Commission Mixte Paritaire. Il s'agit d'une commission composée pour moitié de députés et pour moitié de sénateurs, chargée de produire un texte final qui devra être voté, en l'état et sans modifications possibles, par l'Assemblée Nationale et le Sénat.
Les résultats de la Commission Mixte Paritaire
Avant même qu'elle se réunisse, les députés et les sénateurs, de gauche comme de droite, ont clairement annoncé qu'ils veulent trouver un accord, ce qui est plutôt bon signe quand on connaît les clivages politiques qui animent les parlementaires. C'est donc sans grande surprise que la CMP a adopté avec succès une version modifiée de la loi mercredi soir. C'est également sans grande surprise que cette version modifiée s'appuie principalement sur le texte adopté par le Sénat, puisqu'un certain nombre de points avaient pu être éclaircis entre janvier (vote de l'Assemblée Nationale) et mai (vote du Sénat), et pas seulement sur l'eSport.
42.
Alors il dit quoi, cet article 42 ?
L'article 42 (coïncidence ? Je ne pense pas.) sur l'eSport définit un certain nombre de choses. Bien qu'incomplet, c'est un très bon début. L'article s'articule sur trois axes majeurs : la définition des « compétitions de jeu vidéo », la définition du « joueur professionnel », et le contrat de travail du joueur professionnel. Trois piliers qui manquaient terriblement : jusqu'ici, les compétitions eSport étaient techniquement interdites (assimilées à des jeux de loterie) mais tolérées, les joueurs professionnels n'avaient aucun statut spécifique (la plupart étant « auto-entrepreneurs », un statut absolument inadapté), et en ce qui concerne les contrats, de la bouche même de Jérôme Durain, c'était du « bricolage ». Il était temps !
Vous pouvez lire ici l'ensemble du texte de loi Pour une République Numérique.
Les compétitions de jeu vidéo
L'article 42 définit la compétition de jeu vidéo comme « une compétition [qui] confronte, à partir d'un jeu vidéo, au moins deux joueurs ou équipes de joueurs pour un score ou une victoire ». C'est une définition très large qui permet d'inclure à peu près tout, de Starcraft 2, League of Legends et Counter-Strike, en passant par Clash Royale. Oui, la loi permet bien de coller l'étiquette « eSport » sur Clash Royale.
Ensuite, l'article affine en précisant que « l'organisation de la compétition [...] n'inclut pas l'organisation d'une prise de paris », avant d'enchaîner sur la sortie des compétitions eSport du champ des loteries, à certaines conditions pour les compétitions physiques (offline, sur scène) :
- le montant total des droits d'inscription et autres frais ne peuvent pas excéder une fraction du coût total de l'organisation de la manifestation (incluant les gains) ; le taux de cette fraction sera fixé par décret en Conseil d'Etat (j'y reviendrai) et peut varier en fonction du montant total des recettes collectées par l'organisateur.
* en pratique, il s'agit de sortir du champ de cet article les jeux du style poker, où vous devez mettre en jeu de l'argent pour espérer gagner plus. Parce que la question a été posée sur Twitter : non, dans les faits cet article ne « tue » pas les petites compétitions du type lan locales, tout simplement parce que le taux en question est variable en fonction des recettes globales. C'est un pourcentage, en somme. Jérôme Durain et Rudy Salles, sur le plateau d'O'Gaming, avaient évoqué l'idée d'un barème, d'une échelle.
- dans le cas contraire, l'organisateur doit démontrer qu'il existe un « mécanisme » de redistribution de la totalité des gains mis en jeu ; ce mécanisme doit être choisi au sein d'une liste fixée par le même décret (j'y reviendrai, j'ai dit).
* là encore, il s'agit pour l'État de s'assurer que les jeux d'argent ne s'immiscent pas dans la brèche. À noter que c'est le gouvernement qui proposera les moyens de distribution du cash prize, là encore pour s'assurer qu'il n'y a pas d'abus. On imagine qu'il y aura probablement dans cette liste quelque chose du type « 1er = 50%, 2e = 30%, 3e = 20% », par exemple. En revanche, il se pourrait qu'il n'y ait pas de possibilité que le vainqueur récupère l'ensemble des gains, puisque cela se rapprocherait dangereusement du poker et autres jeux en ligne et que c'est la crainte principale du gouvernement. On verra.
- l'organisation de la compétition doit être déclarée à « l'autorité administrative » (la Préfecture), ce qui lui permettra de s'assurer que les deux conditions ci-dessus sont respectées.
Les Intel Extreme Masters à Katowice en 2015
L'article poursuit avec plusieurs points sur la protection des mineurs, notamment ce qui est fait des gains (spoiler alert : pour les -16 ans la majorité des gains est consignée, une petite partie est accessible aux représentants légaux, généralement pour s'acquitter des frais nécessaires type transport et logement). À noter que le texte ne donne aucun âge minimum limite pour participer aux compétitions de jeu vidéo, en revanche les conditions dans lesquelles les mineurs peuvent participer seront fixées par décret du Conseil d'Etat (expliqué ci-dessous). Il est donc possible que ce décret pose un âge minimum pour participer aux compétitions eSport.
Puisqu'on y fait référence plusieurs fois-ci dessus, rapidement : qu'est-ce qu'un décret du Conseil d'Etat ? Il s'agit d'un texte, généralement rédigé par le Président de la République ou le Premier Ministre, soumis à l'approbation du Conseil d'Etat qui vérifie qu'il est conforme à la loi. Ce texte permet de décider des détails très « pratiques » sur l'application même de la loi. C'est un élément très commun de notre système républicain : le Parlement pose le cadre général et accepte de laisser au gouvernement le soin de décider des détails terre-à-terre. Cela permet une grande flexibilité et réactivité, ce qui est une bonne chose, surtout dans le monde encore très changeant de l'eSport. Cependant, qui dit flexibilité dit aussi manque de stabilité : il est très facile, lors d'un changement de gouvernement par exemple, de défaire ce qu'un autre a fait, et tout ça sans que le Parlement ne puisse s'y opposer.
Enfin, dans le cadre des compétitions « online » (les joueurs étant chez eux, dans leur Gaming House, etc), l'article 42 précise que le coût de la connexion Internet et l'achat du jeu vidéo ne font pas partie du « sacrifice financier » que l'on a vu au-dessus. Élémentaire mon cher Watson, mais il fallait bien l'écrire.
Le joueur professionnel de jeu vidéo
Ça y est, on peut être joueur professionnel de jeu vidéo ! Finies les railleries à l'école quand la maîtresse te demande ce que tu veux faire quand tu seras plus grand. Ou pas.
Lilbow remporte les WCS Saison 3 à Cracovie en 2015.
Voici la définition, en brut de décoffrage, que l'article 42 bis A fait du joueur professionnel de jeu vidéo :
« Le joueur professionnel de jeu vidéo compétiteur salarié est défini comme toute personne ayant pour activité rémunérée la participation à des compétitions de jeu vidéo dans un lien de subordination juridique avec une association ou une société bénéficiant d'un agrément du ministre chargé du numérique, précisé par voie réglementaire ».
En français, ça signifie que toute personne payée pour jouer à des compétitions de jeu vidéo au sein d'une équipe agréée par le ministère chargé du numérique, est considérée comme un joueur professionnel. Entrons un peu dans le détail :
- cet article définit spécifiquement le joueur professionnel de jeu vidéo compétiteur, autrement dit uniquement celui qui participe à des compétitions. Vous allez dire « c'est bien le but d'un joueur pro, non ? » Oui, mais prenons l'exemple d'un jeu en équipe, dont une équipe a quelques joueurs en réserve (sub), qui ne seront pas forcément appelés à jouer dans la compétition. Ce joueur qui reste sur le banc est-il considéré comme « participant » à la compétition ? Entre-t-il dans le champ de cette définition ?
- en deuxième partie, il est question d'un « lien de subordination juridique avec une association ou une société », c'est-à-dire que le joueur a signé un contrat avec une équipe. La mention d'association ou de société permet de couvrir toute taille d'équipe et les principaux statuts juridiques qu'elles utilisent.
- enfin, il est précisé que ladite équipe doit avoir l'agrément du ministre chargé du numérique. En pratique, il s'agit là encore pour le gouvernement de pouvoir contrôler que l'équipe est bien dans le business de l'eSport, pas celui des paris en ligne et autres loteries. Le seul problème, c'est si cet agrément tarde à venir, une équipe qui se créé pourrait être freinée dans son développement. À charge du gouvernement d'être particulièrement réactif sur l'attribution de l'agrément.
C'est quoi, la « voie réglementaire » ? Grosso modo c'est comme le décret qu'on a vu au-dessus.
Le contrat du professionnel de jeu vidéo
Dans un second temps, l'article définit que contrairement à la majorité des emplois, le CDD doit être le contrat choisi par défaut. Et il va bien plus loin : il donne des durées minimale et maximale. En effet, la durée du contrat « ne peut être inférieure à la durée d'une saison de jeu vidéo compétitif de douze mois ». Reste à savoir comment le gouvernement compte découper ces saisons, mais si on suit Starcraft 2 et League of Legends par exemple, on voit plus ou moins quand une saison commence et se termine. Devinez ce qui sera aussi précisé par voie réglementaire ? Bingo, les dates de début et de fin. Sur le coup c'est bien, ça permettra d'être bien flexible et de s'adapter à la réalité du « terrain ».
Évidemment, il y a des exceptions. Le contrat peut être inférieur à 12 mois :
- s'il court au minimum jusqu'à la fin de la saison en cours,
- s'il est conclu pour remplacer un joueur professionnel de jeu vidéo (absence ou suspension de son contrat de travail),
- dans d'autres conditions, précisées par voie réglementaire.
Personnellement, je vois un problème dans le point n°2 : quid d'une équipe qui recrute un joueur pour augmenter son roster de joueurs, sans être forcément en remplacement d'un autre ? La rédaction de l'article pose cette condition comme impérative, pas optionnelle. Cela signifierait donc qu'une équipe ne pourrait recruter qu'entre deux saisons, et quand on sait que le gouvernement définit une saison comme une période de 12 mois... Ça fait beaucoup d'opportunités qui pourraient passer sous le nez des équipes. Combien de transferts se font durant une saison, et pire, en 12 mois ?
ElkY, le premier joueur professionnel français, à la DreamHack Tours 2016.
L'article 42 bis A précise également que le CDD ne peut pas excéder 5 ans, qu'il peut être renouvelé, et ce qu'il doit contenir : la durée du contrat, les activités de l'employé, les rémunérations, « y compris primes et accessoires de salaire s'il en existe ». En somme, le joueur professionnel peut, enfin, recevoir un cash prize ! Et pour finir, l'équipe s'engage à fournir à chaque joueur des « conditions de préparation et d'entraînement équivalentes » : pas de favoritisme, en revanche « équivalentes » ne veut pas dire « identiques ».
Conclusion
Ces deux articles, perdus dans l'immensité de nos codes de loi, sont une véritable avancée pour l'eSport. Enfin, un statut du joueur professionnel de jeu vidéo est reconnu, avec le contrat de travail qui va avec. Enfin, les compétitions seront autorisées et encadrées. C'est un excellent début.
La durée minimale du contrat étant de 12 mois (sauf exceptions notées plus haut), cela permet également aux joueurs étrangers de demander un visa « de séjour long » pour venir jouer en France, puisque ce visa peut être attribué si l'étranger a signé un contrat de travail d'au moins 1 an. Comme les choses sont bien faites !
Et maintenant ? C'est bon, c'est fini ?
Presque ! Maintenant que la Commission Mixte Paritaire a adopté sa version du texte de loi, il faut encore que celui-ci soit adopté par l'Assemblée Nationale et le Sénat. Mais aucune des deux chambres ne peut faire le moindre changement : c'est quitte ou double. On se fait peu de soucis : l'Assemblée Nationale avait adopté sa version à 356 voix « pour » et 1 voix « contre », tandis que le Sénat avait adopté la sienne à 323 voix « pour » et 1 voix « contre ». On comprend alors ce tweet enthousiaste d'Axelle Lemaire dès la sortie de la CMP mercredi soir :
La loi pour une République numérique est adoptée. ADOPTÉE. Adopted. Aprobada!!! #PJLnumerique @LucBELOT @C_Frassa #construirelavenir
— Axelle Lemaire (@axellelemaire) 29 Juin, 2016
L'Assemblée se prononcera sur le texte d'ici la fin juillet, le Sénat en septembre. Une fois que ce sera fait, il restera au Conseil Constitutionnel à vérifier que le texte est conforme à la Constitution. S'il y trouve quelque chose à redire, il peut choisir de censurer tout ou une partie du texte, ou simplement émettre un avertissement. Enfin, ce sera au Président de la République de promulguer la loi. Il pourrait décider de ne pas le faire, et de la laisser pourrir dans un tiroir. Mais ça aussi, on en doute.
Edit 01/10/2016 : le Sénat a voté la loi le mercredi 28 septembre, celle-ci est donc définitivement adoptée par le Parlement !
En parallèle, si vous n'étiez pas au courant, les principaux acteurs du jeu vidéo en France se sont regroupés fin avril en une association dont le but est de représenter tous les acteurs de l'eSport. Elle s'appelle France eSport et O'Gaming en fait partie !
Les membres fondateurs de France eSport.
TL;DR (résumé succinct)
C'est bien joli tout ça, mais moi j'ai que deux minutes à accorder au sujet, y'a des photos de chats qui m'attendent sur Internet.
Ok ok, résumons rapidement ce que dit le texte :
- la compétition de jeu vidéo est définie comme tout évènement où s'affrontent deux joueurs ou équipes au moins, sur un jeu vidéo, dans le but d'obtenir la victoire,
- les compétitions de jeu vidéo sont maintenant légales, à condition, pour les évènements physiques, de fournir des preuves que les frais à payer ne sont pas supérieurs à un certain pourcentage des recettes de la manifestation pour l'organisateur, variable selon les recettes totales, sinon il doit démontrer que l'ensemble des gains sont redistribués aux joueurs,
- les organisateurs de compétition doivent déclarer leur évènement à la Préfecture et fournir les éléments nécessaires pour permettre à celle-ci de s'assurer que les règles énoncées au point précédent sont respectées,
- le statut de joueur professionnel est défini comme toute personne étant payée par une équipe (agréée par le ministre du numérique) pour participer à des compétitions de jeux vidéo,
- comme pour les autres types de contrats pour mineurs, si le joueur a moins de 16 ans la majorité de ses gains sont consignés jusqu'à sa majorité, une partie reste à disposition de ses représentants légaux (généralement pour payer le transport, le logement, etc),
- le contrat du joueur professionnel est un CDD pour la durée d'une saison de 12 mois au minimum, 5 ans au maximum, renouvelable, dont le cadre permet notamment de recevoir un cash prize,
- ce CDD peut être plus court s'il est conclu durant une saison, à condition qu'il ne se termine pas avant la fin de la saison en cours et qu'il soit en remplacement d'un autre joueur (absent ou ayant son contrat suspendu),
- ce même CDD permet enfin par défaut à un joueur à l'étranger d'obtenir un visa de type « séjour long », l'un des moyens de l'obtenir étant d'avoir signé un contrat d'au moins un an, puisque c'est la durée minimum normale de ce CDD,
- en revanche il n'y a toujours de visa pour des joueurs venant simplement participer à une compétition (comme la DreamHack Tours par exemple),
- les équipes doivent fournir des moyens « équivalents » de préparation et d'entraînement à tous leurs joueurs.
3 commentaires
C'est trop GENIAAAAAAL !!! :D
Oh oui, hâte de voir les premières applications concrètes de cette loi.
En tout cas, cela devrait aider à renflouer les caisses de l'État... Champagne !
"Il est plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu’ils ont été trompés" - Mark Twain
Super article, c'est vraiment génial de voir que tout ça s'est fait en même pas un an !